Les Temps Modernes qui font suite à la Renaissance sont effectivement une période qui tranche avec le passé: période de grandes innovations, de grandes découvertes, c’est aussi une période d’idées nouvelles, sur la religion chrétienne notamment mais aussi sur la société. On commence à discuter beaucoup chez les intellectuels de l’époque, les salons font le plein de tous ceux qui cherchent à comprendre leur temps et l’on écoute avidement ceux qui ont quelque chose à proposer pour améliorer l’existence des hommes; l’humanisme de la Renaissance a fait son oeuvre, les guerres de religion sont terminées, on accepte des idées différentes sur la religion et en conséquence sur les autres opinions. L’Europe s’ouvre au monde, on accepte que d’autres sociétés émergent ailleurs, notamment en Amérique du nord et ces nouveaux venus vont même jusqu’à devancer la vieille Europe pour mettre en oeuvre, par exemple de nouveaux modes de gouvernement, nés dans le chaudron des idées européennes, la démocratie remise au goût du jour va s’épanouir là-bas d’abord. Il est vrai que les terres d’outre-Atlantique étaient vierges, une fois les liens de colonisation rompus et que tout était à construire. Pendant ce temps en France, comme ailleurs en Europe il allait falloir s’émanciper du poids de l’Histoire, ce qui n’était pas une mince affaire et allait prendre quasiment un siècle: comme il fut dur pour les privilégiés (dont étaient ceux qui ‘consultaient’ dans les salons littéraires!) de mettre en pratique ce qui devenait de plus en plus une évidence! Les bourgeois qui déjà poussaient la société à l’évolution et tenaient beaucoup de rênes de celle-ci vont parvenir à bouleverser l’ordre (naturel pour les nobles et le clergé) des choses par la grande Révolution de 1789: le couvercle de la marmite qui chauffait un peu partout va sauter à partir de cette date durant les XIX et XXèmes S. dans tous ces pays dont deux mille ans d’histoire forcément commune avaient forgé les identités et les limites.
Déjà du temps du Roi-Soleil Louis XIV la diplomatie devient extra-européenne, les Arabes par exemple sont à surveiller, ils sont si près et si imprévisibles! Et les espions sont à l’oeuvre dans les cours auprès des puissants ottomans: Un livre de fiction composé de lettres fictives fait voir à ses lecteurs du milieu du XVIIIème S. comment il y a lieu de se comporter devant ces Arabes. Un certain Hassan Amiel Zucharava présenté comme l’ « Aga des Janissaires » (chef militaire) est courtisé par ces espions du roi: Une lettre lui est adressée vantant les mérites du Roi, son éclat, sa force, ses manoeuvres politiques en Europe, tout en n’oubliant pas de considérer avec respect les ‘oeuvres’ des Arabes contre les Juifs, sachant bien que ces marques ne pouvaient que flatter l’égo de son lecteur et de son peuple. C’est par ce genre d’oeuvre tout à fait fictive que l’on pouvait se faire une idée, ici sur la politique, là sur les autres peuples, et sur leurs civilisations.
Parmi toutes les idées nouvelles qui vont émerger durant ce XVIIIème S. celles concernant l’éducation est primordiale (elle l’est toujours aujourd’hui et le sera toujours dans une société qui met en avant le développement de l’individu pour en faire un homme ou femme libre). Mais en ces temps la réflexion à ce sujet ne va pas jusqu’à inclure les femmes (encore moins les jeunes filles), on ne parlera que des garçons et jeunes hommes. C’est du moins dans ce cadre, même s’il nous paraît de nos jours désuet que Jean-Jacques Rousseau va écrire son traité de l’éducation (publié en 1762) et nommer son personnage à éduquer Emile. Je vous ai dit combien ce nom, qu’il va donner à son traité, va occuper les esprits qui réfléchissent sur ce sujet durant tout le XIXème S. et ce dès l’époque révolutionnaire. Pourquoi ce nom (ici et à cette date prénom) pour parler d’éducation? Les spécialistes sont d’accord pour affirmer qu’il s’agit pour ce penseur pétri, comme tous ses collègues de culture antique, de faire référence à un Aemilius de l’antiquité latine, mais lequel? On évoque le nom d’Aemilius Paulus Macédonicus, le vainqueur de Persée, vous savez, celui qui amena la première bibliothèque à Rome, ce féru de culture grecque, celui enfin qui voulut donner une haute éducation à ses fils et dont le grand Plutarque a écrit la vie. D’autres penchent pour ce Quintus Aemilius, consul romain, par l’intermédiaire duquel Rousseau imagine la dénonciation des vices de l’Empire Romain dans le Premier Discours: Il se réfère à Tacite lequel décrivant l’histoire des moeurs de Drusilla parle de l’écroulement des moeurs sous l’empereur Tibère et remarque une exception dans le déclin général « Les Aemilii ont toujours produit de bons citoyens » (Tacite, « Annales » VI, 27). L’Emile de Rousseau devient ainsi digne de devenir un ‘bon citoyen’ quelque soit l’époque ou le lieu! Il devient l’archétype du genre, le modèle à ‘imiter’ (clin d’oeil à l’une des origines, lexicale latine ici, de notre nom, aemulor, émule). (cf « Jean-Jacques Rousseau, a friend of virtue » Joseph R. Reisert Cornwell Univ. Press New-York 2003). Cet Emile aura alors une popularité infiniment supérieure à celle de « Sophie », autre oeuvre de Rousseau, sa contrepartie féminine. Il considère quand même que c’est à l’homme qu’ appartient l’activité et la force tandis que la femme est passive et faible (comme quoi notre cadre de référence est essentiel!). C’est cette dernière vision que voudra changer Henri Beyle dit Stendhal dans sa dernière oeuvre (posthume) qu’il appellera peut-être par référence à Rousseau Lamiel ou L’Amiel(le). Mais avant de vous dire quelques mots sur cette oeuvre du XIXème S. je veux vous citer deux oeuvres qui prouvent déjà la popularité de l’oeuvre de Rousseau en plein XVIIIème: « Der kluge Emil » du poète allemand Gellert (1715- 1769) qui est bien dans cette vague littéraire française (c’est je vous rappelle le siècle d’or de notre langue ‘françoise!’) et « Emilia Galotti » de Lessing (1772).
La parution de l’oeuvre ultime de Stendhal fut annoncée en 1839 sous le titre Amiel et non Lamiel. On lit en effet, au verso de « La Chartreuse de Parme » par l’auteur de « Le Rouge et Le Noir », à la suite des oeuvres parues de l’auteur: « Sous presse, Amièl (avec cet drole d’accent sur le ‘e’) ». Ce nom encore plus curieux vous en conviendrez que « L’Emile » vient d’où? On sait que le jeune Beyle a vécu dans sa jeunesse l’éducation tardive d’un Emile rousseauiste et il semble que c’est dans « Lamiel » que, à l’instar de son ilustre prédécesseur il ait voulu lui répondre par son propre traité de l’éducation naturelle (et non pas dans « Le Rouge et le Noir »). Dans le manuscrit inachevé qui nous est parvenu Lamiel est la contraction d’Amable Miel, fillette des Enfants Trouvés de Rouen. Les notes sur les personnages donnent le prénom de l’enfant qui est Amiel (A. Miel), au village il devient L’Amiel (l’article défini venant souligner la symétrie avec L’Emile). Sans entrer dans les détails qu’y-a-t-il de différent dans ces deux façons d’éduquer (à part le sexe de l’enfant)? Stendhal propose une éducation moins rigide que Rousseau (l’époque encore une fois n’est plus la même), avec Beyle l’élève n’est plus assujetti au précepteur par de bons sentiments, il (elle en l’occurence) apprend de quatre éducateurs en conservant une indépendance de jugement mais aussi une certaine candeur; la modernité continue en somme son travail. Stendhal voulait que ses personnages « montrent leur caractère comme une suite de leur éducation » et soient formés par la conversation, il les fit ainsi, dont particulièrement Lamiel.
J’ai eu l’occasion de vous parler des autres oeuvres moins connues traitant d’éducation au XIXème S. et nommées aussi en référence à cet Emile de Rousseau, j’y reviendrai plus longuement un jour sans doute mais pour terminer sur ce sujet et vous montrer que décidément cet éducation d’un Emile du XVIIIéme est toujours à l’esprit de nos contemporains, deux siècles et demi plus tard il est paru, en 1980, »Emilien: Illustration d’une éducation au Québec » de Paul Beaupré.
Le XIXème S. a connu toutefois dans sa littérature d’autres références amieliennes que celles liées à l’éducation et le XXème n’est pas en reste pour l’utilisation de notre nom dans de nombreux romans ou nouvelles, en français ou d’autres langues, des oeuvres quelquefois d’auteurs prestigieux comme Jean Giono, le parfait romancier provençal bien connu, les occitanistes Yves Roquetta et Robert Laffont, l’anglais créateur de Sherlock Holmes, Sir Arthur Conan Doyle ou le très controversé auteur de théâtre espagnol Fernando Arrabal… C’est pour la prochaine fois!
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