Dans « Il Penseroso » Henri-Frédéric Amiel a publié des pensées en forme de maximes dont celles-ci qui résument outre ses techniques générales d’écriture, le but de sa vie et le souci de son oeuvre à laisser:
« Désordre, oubli, retard nous mettent en servage: Prévois, pourvois, préviens si tu veux t’affranchir. »
« Comme tu vois autrui, saches te voir toi-même; Apprends à te traîter comme un autre prochain. »
« Pour faire un travail étendu Apprends à diviser l’ouvrage… »
« Le vrai secret de la manoeuvre Ne s’apprend qu’en manoeuvrant ».
Ces quasi-dictons qu’il a peut-être entendu lorsqu’il était jeune sont toujours d’une étonnante vérité et devraient encore guider nos actions comme ils ont guidé les siennes. Il publie ce recueil dont il pensait (avec les suivants et ses autres publications) qu’il ferait partie de son ‘grand oeuvre’ en 1858. Nous savons qu’il n’en a rien été et qu’il est surtout connu pour son « Journal Intime ». En 1877 il notait dans celui-ci une phrase prophétique concernant cette oeuvre à laisser après lui: « Laisser un monument aere perennius, une oeuvre indestructible, qui fasse penser, sentir, rêver, à travers une suite de générations, cette gloire serait la seule qui me ferait envie… ». Et sans le savoir, avec les dix-sept mille feuillets de son journal il y est particulièrement bien arrivé!
Quant à sa culture, ce socle incontournable de tout ‘honnête homme’ encore au XIXème S, il la voulait universelle comme de bien entendu: « Mille pensées erraient dans mon cerveau. Je songeais à ce qu’il fallait d’histoire pour rendre possible ce que je voyais…L’industrie, la science, l’art, la géographie, le commerce, la religion de tout le genre humain se retrouvent dans chaque combinaison humaine, et ce qui est là sous nos yeux sur un point est inexplicable sans tout ce qu’il fut. L’entrelacement des dix-mille fils que tisse la nécessité pour produire un seul phénomène est une intuition stupéfiante. » Cette dernière phrase définissant en quelques mots la science, toute la science est un modèle de concision et de perfection qui caractérise son esprit et la parfaite maîtrise de la langue de ses ancêtres paternels. Cet esprit qu’il voulait scientifique (c’est l’époque de l’établissement de ces fameux principes scientifiques je le rappelle), il le résumait dans ces deux mots latins sapere aude, « Voilà la devise des lumières du XVIIIème S. » ainsi que le dit le philosophe Kant en 1784 en réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières? » dans la « Critique de la faculté de juger ». Henri-Frédéric apportait ce commentaire, cette explication de cette devise: » Il faut oser braver l’opinion, il ne faut pas craindre d’être mal jugé lorsque à tout prendre cela en vaut la peine » (J. Intime 1866). Concernant sa propre connaissance de la science des langues (je rappelle qu’il fut un traducteur de langues diverses européennes et un spécialiste de l’allemand et du français) il est le premier à utiliser le terme conceptuel d’ inconscient: Ce mot bien qu’utilisé pour la première fois en 1751 par l’écossais Kames a été introduit par Amiel en langue française vers 1860 avec la signification de ‘vie inconsciente’. Le Dictionnaire de l’Académie Française ne l’admettra dans ses listes qu’en 1878; on sait que c’est Freud qui lui donnera sa pleine définition. Enfin dans ce même domaine il est le seul alors a avoir utilisé et pour la première fois le mot « procrastinateur » qui vous le savez peut-être désigne ‘celui qui remet toujours tout au lendemain’; ce mot étant donc un « hapax » ou mot utilisé une seule fois.
Cet énorme Journal Intime allait toucher et même influencer de grands écrivains comme Léon Tolstoï ou Jean-Paul Sartre parmi tant d’autres. Tolstoï dans ses « Journaux et carnets » écrira par exemple en 1892 « Pour Amiel, je voudrais écrire une préface où j’exprimerais ce qu’il dit en de nombreux endroits… » et en 1907 « Les pensées de Bouddha, de Kant, du Christ, d’Amiel et d’autres constituent une partie de ma vie… » quel hommage du grand écrivain russe! Sartre lui, dans ses « Carnets de la drôle de guerre 1939-1940″ écrira « …je voudrais attraper le style de mes gestes, je me suis fait l’effet d’un maniaque de l’analyse, genre Amiel » ce qui est aussi la reconnaissance d’un maître de la psychologie introspective que le grand écrivain français reconnait en Henri-Frédéric Amiel. Un peu plus près de nous, Erwin J. Bowien, artiste peintre suisse mort en 1972, qui a tenu lui aussi un volumineux journal intime, indépendant jusqu’aux limites de la solitude morale, revendique plusieurs ‘grands modèles’ parmi lesquels on ne sera pas surpris de trouver Amiel. Henri-Frédéric est d’ailleurs son préféré au point qu’il surnomma une de ses amies, « Amiela » ou « Amiele » dans son journal, hommage autant à la sensibilité esthétique du genevois qu’à son idéalisme plutôt panthéiste a travers la féminité.
Je vous l’ai dit, nombreuses sont les citations reprises de ses oeuvres; citations souvent morales, guides de vie autant personnelles, intimes que sociale, il peut encore être un modèle par ses phrases souvent à l’allure de maximes ou de proverbes pour beaucoup; en tous cas les auteurs divers ne se privent pas de le citer. Je ne vais pas vous donner la litanie de tout ce qui est régulièrement repris mais il me semble que ces quelques exemples pourront illustrer mon propos utilement:
« Soyons vrais, c’est la plus haute maxime de l’art et de la vie »
« Le monde est à la volonté bien plus qu’à la sagesse »
« Le nombre fait la loi, mais le bien n’a rien à faire avec le chiffre »
« Il faut porter sa vie et non pas la subir »
et pour terminer « Fais le bien et laisse dire » rappelant le fameux dicton.
Amiel a écrit des études littéraires diverses (sur Mme de Staël, Rousseau ou Calvin..) mais aussi des articles de journaux et parmi ceux-ci des critiques musicales car il fut un dillettante très averti en la matière. Il chanta dans sa jeunesse et suivit a partir de 1850 les séances publiques de musique de chambre au Conservatoire de Genève, dont c’était alors le premier essor. Avec Beethoven, Haydn, Mozart, Amiel fait partie des pionniers d’une nouvelle façon d’écouter la musique, aspect spécial qui devait être noté du personnage.
Icône incontournable des diaristes (auteurs du genre littéraire ‘journal intime’), mais aussi de tous ceux qui étudient la psychologie et la littérature des XIX et XXème S. il est honoré à Genève non seulement par une rue à son nom mais aussi par un Prix Littéraire de l’Université. Les originaux (reliés par lui-même en cahiers et tomes) de son immense « Journal Intime » sont conservés à la Bibliothèque de sa ville natale. Son nom apparait ici et là au fruit de relevés divers, ce qui montre quelque part son universalité. Un « Boulevard Amiel » et il s’agit bien de citer Henri-Frédéric, est présent dans une nouvelle de Jude Stefan et situé dans une ville du midi français (« Les états du corps: nouvelles et variations » II J. Stefan Champ. Vallon 1986 p.74). Jean Monnet, le père de l’Europe, citait paraît-il souvent cette pensée d’Henri-Frédéric Amiel « L’expérience de chaque homme se renouvelle. Seules les institutions deviennent plus sages: elles accumulent l’expérience collective et, de cette expérience, de cette sagesse, les hommes soumis aux mêmes règles verront non pas leur nature changer, mais leur comportement graduellement se transformer » (cf « La déclaration Schuman Mai 1950 Les idées de Jean Monnet » Groupe du PPE-DE P. Fontaine 2000). Plus d’un demi-siècle après il serait peut-être temps d’avoir en effet, les mêmes règles afin que cette sacrée Europe des Peuples et non des Etats (et de leurs gouvernants) se concrétise en une véritable fédération et non pas en une seule inefficace et ingouvernable union.
Amiel fut bel et bien un homme universel dont les idées sont souvent toujours valables et prises pour modèle comme on vient de le voir. Concernant son oeuvre principale , quelqu’un a dit qu’il s’est fait un nom pour avoir su disjoindre et remonter avec la patience d’un horloger genevois la mécanique de sa vie intérieure, c’est un jugement poétique et réaliste qui résume parfaitement ce qu’il vécut jour après jour.
Un jour, après le décès de la doyenne de sa famille lui qui n’avait quasiment pas connu ses parents, écrit: « C’était notre doyenne: ses souvenirs étaient les archives de notre famille paternelle. Elle emporte avec elle notre tradition. Les Amiel n’ont maintenant plus de racines qui les rattachent au passé. Pour moi en particulier, je n’ai plus d’aînés, et c’est sur moi que tombera régulièrement le premier coup de l’inexorable faucheuse ». C’est un regret qu’il a peut-être voulu ne pas reproduire en ce qui concerne ceux de sa famille qui lui ont survécu en laissant régulièrement dans son journal beaucoup de ses relations personnelles familiales; ce qui permet de suivre parfaitement la vie de son entourage familial pour nous qui n’en sommes pas généalogiquement parlant, mais qui en portons toutefois le nom. Ce qui nous permet de nous en revendiquer quelque part les parents bien que lointains; la gentilité, je vous le rappelle ne s’éteignait pas chez les romains de l’antiquité par la seule extinction d’une famille, elle renaissait dans l’une ou l’autre de la même gentilité.
Enfin le plus bel hommage, même s’il est bien humble, peut être trouvé dans cette définition de mots-croisés : « A laissé son journal en partant » ce qui peut paraître bien banal mais qui est un gage certain de sa popularité et de son universalité.
Pourrais-je appliquer les maximes que j’ai cité en tête du présent article dans le cheminement et l’écriture de ce « Monde des Amiel »? C’est ce que je me souhaite en tous cas et comme sur un chemin caillouteux donc semé d’éventuelles embûches, je prendrai bien garde de ne pas y tomber, mais s’il vous plait, dans la mesure du possible, prévenez-moi avant!
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