« Se conserver l’âme pure afin qu’elle puisse refléter l’infini, cette idée profonde domina et dirigea toute la vie d’ H. F. Amiel ». Ainsi s’exprime Berthe Vadier dans son Etude Biographique (publiée en 1886) consacrée à celui qu’elle côtoya durant les dernières années d’existence. Amiel dit d’ailleurs lui-même dans son Journal combien la recherche de l’absolu divin ou autre le reliait à la recherche et à la connaissance de lui-même: « La pensée sans infini, c’est comme un paysage sans ciel: on y étouffe ». Son Journal Intime plus que ses oeuvres abouties (poèmes, traductions, études littéraires, cours de philosophie, critiques journalistiques, conférences) nous donnent à découvrir à travers ses milliers de pages un homme. Un homme cultivé, amoureux de la nature et de la féminité (qu’il sut très bien cerner), curieux du monde et des idées des hommes, attentif à leur histoire comme à son présent, cherchant à se connaître pour comprendre les autres, admiratif mais critique de grands écrivains, philosophes, poètes, musiciens même, maniant plusieurs langues mais adulant la langue allemande bien que très à l’aise en français, la langue de ses pères dont il était un fin connaisseur et la pratiquant à merveille. Malgré qu’il soit mort dans une certaine indifférence (ses écrits publiés durant sa vie n’ayant suscité que peu d’enthousiasme) il entrevoyait sans doute toutefois que son Journal pouvait présenter quelque intérêt puisqu’il permit à ses exécuteurs testamentaires d’en publier des extraits (ce qui fut fait dès 1882, l’année qui suit son décès et fut un beau succès de librairie). Encore un qui ne connut pas la célébrité de son vivant, du moins l’a-t-il subodorée; c’est en effet ce fameux Journal qui va le rendre célèbre à Genève dès la fin du XIXème siècle; célèbre et étudié, décortiqué, analysé en Suisse, en France, en Europe; et une fois traduit dans le monde entier. Sa découverte coïncide avec l’expansion des sciences psychologiques, ses écrits sont souvent pris comme exemple dans des études du genre, interprétés, toujours de nos jours. Beaucoup de ses phrases, souvent en forme de maximes sont citées pour illustrer nombre d’écrits littéraires, articles ou études. Mais l’édition complète de cette oeuvre magistrale, écrite jour après jour durant quarante-deux ans ne put se faire qu’a la fin du XXème S.
Cet extraordinaire Journal nous renseigne aussi parfaitement sur sa famille: c’est en tant qu’ oeuvre autobiographique un témoin privilégié des relations familiales de son temps, de son pays. L’amour immodéré mais bien compréhensible des paysages suisses qu’il a chanté régulièrement dans ses poèmes, défendu dans son chant patriotique « Roulez tambours » est bien présent aussi dans cette oeuvre magistrale. On le suit dans sa vie de Professeur de l’Université, après l’avoir suivi dans sa jeunesse d’étudiant et de grand voyageur européen, on connait tout de lui ou presque tant il est possible de le suivre au jour le jour quasiment, autant dans ses faits et gestes que dans sa tête: c’est assez exceptionnel pour l’époque il me semble (plus commun de nos jours où l’internet est là souvent d’ailleurs plutôt comme simple exutoire que véritable révélateur des pensées intimes). Il est patent qu’il ne triche pas avec son âme: son cheminement intellectuel et introspectif n’est jamais pris en défaut de mentir, il se livre véritablement dans ses écrits intimes et c’est peut-être là sa principale valeur.
Il ne fut pas un professeur idéal, il ne put se résoudre à se marier, à être non plus fidèle à une religion (question éminemment essentielle à son époque, surtout dans cette Genève protestante, terre suisse d’accueil de ses ancêtres castrais fuyant les persécutions royales françaises), poète peu loué (seul son dernier recueil « Jour à jour » eut quelque succès), traducteur pas plus estimé (bien qu’il fit l’effort de donner ses traductions en vers rimés), commentateur littéraire et historique parmi d’autres, mais il sut parfaitement se connaître soi-même, appliquant par là l’antique antienne socratique; et en plus il sut nous le faire connaître, si je puis dire, en nous expliquant jour après jour son évolution intellectuelle et son progrès dans sa propre connaissance psychologique. Oui, ce fut un grand monsieur et c’était un Amiel! Voici ce qu »en dit une critique de la première publication (partielle, cinq cent pages seulement) de son authentique journal: « Cette première mouture obtint un succès aussi critique que public en raison de la très grande clarté des idées exprimées, de la sincérité de l’introspection qui s’y dessinait, de l’abondance et de l’exactitude des détails, de la vision mélancolique qu’avait de l’existence son auteur et enfin de l’autocritique qui nimbait le tout. Ces deux modestes recueils étaient donc appelés à influer de manière notable sur nombre d’auteurs du XIXème finissant mais aussi sur les auteurs du siècle suivant. Avec un tel éloge nous sommes amplement autorisés (même obligés) à rentrer un peu plus dans la vie et l’ incroyable journal de cet amielien peu ordinaire, vous en conviendrez avec moi!
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