"Le passé est de l'histoire, c'est au présent qu'il faut vivre."
Sentence d'Henri-Frédéric Amiel tirée de son Journal Intime à la date du 23 septembre 1880; pour rester dans ce domaine de l'histoire, je dirai pour ma part qu'il faut LA vivre cette histoire au présent.
S'il faut distinguer ces deux termes, il y a aussi lieu de voir cependant leurs interactions. Le professeur d'histoire Pierre Laborie à écrit dans ce cadre ceci : "Face à la complexité de tels mécanismes, le rôle de l'historien n'est pas seulement de distinguer la mémoire de l'histoire..... mais de faire de cette mémoire un objet d'histoire... et sur le sens que les acteurs veulent ainsi donner au passé. C'est dans cette confrontation au phénomène de la mémoire et à ses représentations que l'historien prend la mesure des poussées contradictoires qui s'exercent sur lui. ... Il s'agit de pouvoir témoigner de ce qui a été, de la façon dont cela a été. Conservateur de mémoire, l'historien se trouve chargé de préserver ce qu'il doit par ailleurs décaper et démythifier. Il est et doit être, tout à la fois, un sauve-mémoire et un trouble-mémoire, attentif à rappeler que des lignes de fracture existent et que tous les écarts ne sont pas réductibles."
(=> article publié par le professeur Laborie, enseignant à la Faculté du Mirail à Toulouse et directeur d'études à l'EHESS Paris, dans la revue Esprit en 1994).
Nous voilà donc prévenus et, sans pourtant pouvoir nous résoudre à supporter l'incroyable vague actuelle de déconstruction du catharisme, j'oppose à ces tentatives académiques des historiens du nord de la France voire de l'étranger (depuis l'Australie et les Etats-Unis), ce qui suit, cette post-mémoire pluri-séculaire qui en dit long sur ce qu'ont durement vécu les populations d'entre Garonne et Méditerranée au XIIIème S.
POST-MEMOIRE PLURI-SECULAIRE du CATHARISME ? :
* On appelle "post-mémoire" cette mémoire souterraine et énigmatique, à la fois intime et collective, qui caractérise la transmission d'un traumatisme historique à des générations qui ne l'ont pas vécu. La science par les travaux du professeur américain Rachel Yehuda tendent à prouver que lorsqu'un parent est traumatisé, sa descendance peut, épigénétiquement en ressentir les effets (anxiété, troubles de l'humeur, hyperréactivité, insomnies); sans qu'il s'agisse d'une modification des gènes, c'est sur l'hérédité des gènes que se transmettent ces effets (Axel Khan, interwiew du 28/03/19, site Atlantico). L'exemple le plus récent peut être trouvé dans les générations juives qui n'ont pas vécu l'holocauste de leurs ainés; pourtant cette mémoire peut traverser des générations et probablement des siècles.
Serions-nous d'une part hantés par la mémoire de nos ancêtres et d'autre part gardiens de leur passé ? Quelle voie secrète emprunte ce traumatisme pour se perpétuer et maintenir ses effets chez les descendants des personnes qui l'ont subi ? Comment arrive t-il à se frayer un chemin sur des générations et ressurgir souvent sous forme de troubles psychologiques plus ou moins accentués (anxiété, cauchemars, reviviscences, reminiscences ...) ou bien plus souvent sublimé dans des expressions culturelles comme recherches historiques, généalogie, œuvres d'art, littératures, engagements politiques et religieux, sociaux ou culturels...?
* Il arrive aussi que des traumatismes anciens soient recouverts par des traumatismes plus récents : ainsi les drames subis par les protestants aux XVI et XVIIèmes S. ont été si douloureux en eux-mêmes qu'ils ont fait oublier les malheurs aussi grands de leurs pères : le tragédie du Désert a pu recouvrir celle plus ancienne de Montségur. Il a fallu arriver au XXème S. pour retrouver et mesurer l'ampleur de ce qui s'est passé bien avant le XVIème S. dans la même région occitane, au XIIIème S. pour un même motif religieux par les ancêtres cathares dont les protestants sont quelque part les héritiers.
* Il s'agit là d'une post-mémoire très ancienne donc, ce que l'on peut même nommer une crypto-mémoire, ravivée par la quête d'identité de lointains descendants, soutenue par des symboles dont le sens avait été plus ou moins enfoui, perdu. Les quelques débris architecturaux du moyen-âge ou des noms de lieux nous reparlent enfin; le signe symbolique de la croix effectué encore lorsque l'on rompt le pain dans les campagnes nous rappelle que cet aliment de base était essentiel pour les parfaits (et non pour sa christianisation imposée par l'église triomphante); nous employons des mots courants comme bonhomme et bonne femme, bougre qui nous viennent directement de ce temps lointain; les enfants, autrefois et encore ici ou là, nomment sur le même qualificatif leurs grands-parents bonne-maman et bon-papa; jusqu'à des bribes du Pater Noster cathare qui ont été entendues au fin fond de l'Ariège par le folkloriste Urbain Gibert en 1850 qui en donne témoignage (cf. revue Folklore n° 128, Carcassonne, 1967, P.122), la prière était prononcée par une vieille femme qui la tenait de ses parents, qui la tenaient de ses parents....en un écho séculaire. Et puis il y a aussi quelques patronymes qui conservent cette période comme celui exemplaire de Bonnafous, si courant en Languedoc; Bonnafous c'est la "bonne foi", la religion des bonshommes, c'est bien ce catharisme des purs.
* On ne peut passer sous silence au moins deux mots de la langue occitane qui sont toujours employés de nos jours et qui font référence directement à deux personnages honnis de ce même temps lointain. Ces mots ce sont "amorri" et "inocent".
- "amorri", sans équivalent en français, fait référence au légat Arnaud Amaury essentiellement bien que ce fut aussi le prénom du fils de Simon de Montfort. Arnaud Amaury fut l'immédiat prédécesseur de Pierre Amiel au siège archiépiscopal de Narbonne (1212 à 1225) et surtout légat pontifical chargé de réprimer l'hérésie dès 1204 et durant la croisade. Très proche des croisés c'est lui qui désigne Simon de Montfort comme chef après le massacre de Béziers (1209). Après l'invasion des terres de Trencavel qui suivirent en 1210, c'est lui encore qui, outrepassant même les instructions papales, entreprend d'organiser l'invasion des terres de Toulouse. Plus tard, après la mort de Simon sous les murs de cette ville, c'est toujours lui qui tentera d'aider son fils Amaury mais sans succès, le fils n'étant pas du tout à la hauteur du père. On retiendra de lui la fameuse phrase qu'il a peut-être prononcé lors du massacre de Béziers que j'ai cité dans l'une des pages qui suivent. Bernard Vavassori ("A bisto de nas" compl. à l'édition de 2002, ed. Loubatières, Toulouse) indique bien que l'expression péjorative "bougre d'amorri" (espèce d'abruti) encore usitée par les anciens fait référence à ce sinistre personnage. On pouvait aussi entendre autrefois "maïchant com amaury" (méchant comme Amaury).
- "inocent", en français innocent bien sûr, n'a toutefois pas la même signification, pas plus d'ailleurs qu'au plan religieux. Ce terme fait référence péjorativement aussi aux papes du temps de la croisade dont : Innocent III (pape de 1198 à 1216) qui soutint fortement le futur St Dominique et envoya son légat cité ci-dessus combattre l'hérésie. Il réunit en 1215 à Rome un important concile (Latran IV) qui condamne notamment les hérétiques occitans. Quand à Innocent IV (pape de 1243 à 1254), qui connaitra la chute de Montségur (1244), il sera en personne à Toulouse en 1246 pour condamner des cathares et en 1247, 80 cathares seront brûlés à Agen. C'est lui qui, en 1252, par sa bulle "Ad extirpanda", accorde à la sainte inquisition le droit de recourir à la torture (si cela est nécessaire soi-disant!). Traiter quelqu'un d' "inocent" en occitan, encore de nos jours, c'est le traiter d'imbécile, de crétin, de fou !
* L'inquisiteur Bernardo Guidoni, nommé ordinairement Bernard Gui a, pour sa part, seulement laissé son mauvais souvenir dans les mémoires : le "sinistre" personnage comme il est souvent qualifié dans la région de ses méfaits, est l'auteur quand même du "manuel du parfait inquisiteur" (lisez bien !); le personnage est présent dans "Le nom de la rose" d'Umberto Ecco ainsi que dans sa version cinéma où il est doté d'une figure peu avenante d'ailleurs. Avec son confrère Jacques Fournier (le futur pape) il sema la terreur entre Toulouse, Foix, Albi et Carcassonne, fort des directives du pape Innocent IV préconisant l'usage de la torture, déplaçant les populations, suppliciant sur le bûcher un à un, les derniers parfaits cathares et les croyants. Avec un régime pareil, l'hérésie fut radicalement extirpée, définitivement ! Cette image terrible du personnage traversera bel et bien les siècles. Il a pu écrire par ex. dans son fameux manuel que "la souffrance ouvre l'esprit au prisonnier" (vexacio dat intellectum) ! Enfin il faut quand même dire que dans l'histoire, c'est le seul cas où la violence extrême est parvenu a triompher d'une religion honnie; on le lui doit en grande partie...
Et puis des historiens locaux, quelquefois des autodidactes, des associations, des romanciers de l'histoire et autres dessinateurs de BD ont remis au goût du jour tout ce qu'ont vécu nos ancêtres du XIIIème S. dont des Amiel souvent comme je vais essayer de le démontrer dans les pages qui suivent; beaucoup de personnes d'origine lauragaise et languedocienne s'intéressent à cette mémoire passée et volontairement celée par l'Histoire française et nationale, enfin retrouvée depuis peu finalement. Cette mémoire pluriséculaire est le fondement de ce que l'on nommait autrefois folklore puis ethnologie et qui de nos jours a reçu l'appellation plus large de "patrimoine culturel immatériel". On s'est souvenu des paroles du dernier parfait brûlé, Guillaume Bélibaste, martyrisé au début du XIVème S. à Villerouge-Termenès, au cœur de ses Corbières, lui qui avait prédit en occitan : "Al cap de set cents ans, verdejera lo laurel", dans sept cents ans le laurier reverdira, ce qui signifiait que l'on se souviendrait très précisément de l'histoire des parfaits dans sept cents ans et que cette religion en quelque sorte renaîtrait d'une façon ou d'une autre et il ne s'était pas trompé ! Toutefois ses ramifications sont inattendues bien qu'adaptées à notre temps : "L'Aude, pays Cathare" terre d'histoire, de culture et de tourisme est même devenue une marque (commerciale !) déposée, utilisée pour tout ce qui est produit local audois !! Enfin beaucoup de personnes à travers l'Occident s'intéressent plus sérieusement aussi à cette guerre féodale interne à la chrétienté, en Europe du nord et du sud comme aux Amériques; on vient de très loin visiter les sites de l'Occitanie qui en gardent quelque trace et la mémoire commune, actuelle et future en est ainsi d'autant mieux préservée et diffusée (malgré le négationnisme actuel en vogue, qui profite à certains, académisme français ou église romaine) car il ne faut plus compter désormais sur le Centre d'Etudes Cathares, fleuron passé de la recherche scientifique et historique, que le Conseil départemental de l'Aude a décidé de saborder en lui supprimant la subvention qu'elle lui accordait jusqu'à la dernière décennie.