LE CERCLE DE SCIPION :
Il s'agit de voir dans ce nom un "salon" comme on en trouvera en Europe bien plus tard, au XVIIIème S., un cénacle d'amis, de jeunes aristocrates, avides de découvrir le vieux foyer de savoir grec, qui prirent l'habitude de se retrouver autour d'abord de Aemilius Macedonicus puis de son fils Scipion Aemilianus pour promouvoir l'hellénisme. On parlera alors de philhellénisme, ce savoir étant basé sur la bibliothèque hellénique que ramena le Macédonien comme prise de guerre à son retour de la guerre contre Persée. Il faut savoir qu'en ce temps-là le Sénat et l'opinion aristocratique en général, Caton l'Ancien en particulier, ne considérait pas la culture grecque avec faveur. Ces idées nouvelles venues d'ailleurs, qui excitaient la curiosité de ces jeunes hommes, l'ordinaire romain s'en méfiait autant que l'on se méfiera durant le Siècle des Lumières des pensées des philosophes modernes, l'éternel conflit entre anciens et modernes. Par Cicéron on saura que le poète Térence y présenta ses œuvres, que le philosophe stoïcien Panoetius y développa ses conceptions très clairement; parmi les autres figures connues on peut citer les poètes Lucilius et Ennius, l'écrivain Plaute et bien entendu le grand historien d'origine grecque mais devenu pro-romain, Polybe. Il est certain que ce groupe de réflexion et de promotion d'idées inédites à Rome jouera un rôle politique et culturel majeur dans le siècle de l'Age d'or de la république romaine (IIème S. av. J-C.) et ouvrira la pensée vers d'autres cieux. Il est certain qu'il eut une grande influence sur le développement de la littérature et de la culture latine en cette fin de la République et qu'il prépara leur essor sous l'Empire. Ce temps fut celui de l'âge d'or du latin écrit purement et la profession littéraire qui n'était jusque là qu'un métier devint un art; côté philosophie le cercle joua un rôle important dans la synthèse accomplie par le philosophe grec Panatios entre la pensée stoïcienne et la pensée platonico-aristotélicienne que l'on nomma "moyen-platonisme". Le même Panatios fut le théoricien de l'idéologie nationale impériale romaine : Sous sa houlette, ce cénacle d'esprits liés par des affinités intellectuelles élabora à partir de réflexions morales de la philosophie romaine de l'état et d'éthique philosophique grecque, la justification théorique de l'impérialisme romain.
On peut avoir une idée de l'influence majeure de ce cercle sur la culture romaine en examinant plusieurs œuvres de Cicéron contenues dans ses Dialogues bien qu'il n'use pour en parler que de périphrases; ce cénacle romain privé lui permettant d'exposer dans ces œuvres ses idées philosophiques et politiques. Scipion Africanus Minor Aemilianus aussi doté de l'agnomen Numantianus en raison de sa victoire sur les Numantins hispaniques, est en effet l'un des protagonistes majeurs de ces dialogues (tous sont liés à lui bien que l'on y discerne trois générations), notamment dans celui très connu nommé "La République" daté de -54; le passage le plus célèbre étant dans le VIème Livre, c'est celui du "Songe de Scipion" dont j'ai eu l'occasion de parler dans l'introduction sur les mythes. Je dois y revenir car à travers la "virtus" dont j'ai parlé et outre la pensée pythagoricienne de l'immortalité astrale grecque, il est essentiel de souligner combien cette vertu nouvelle est très différente de celle traditionnelle du vieux Caton, si replié sur les valeurs nationales ancestrales (dont le "ius maiorum" dont j'ai parlé également). L'esprit revanchard de Caton à l'égard de Carthage ("delenda Carthago !") ressemble plus à la cruauté des Puniques, des étrangers, qu'à la générosité de Scipion, même si cette dernière ne fut pas sans calcul politique. Dans un autre dialogue, "De Amicitia", Cicéron fait l'éloge de Scipion Aemilien qui dépasse tous les autres; ce cercle est bien un cercle d'amis, comme quoi même sans aller chercher le motif de la langue des oiseaux, on peut historiquement lexicalement relier les Aemilius-Amiel à cette valeur d'amitié depuis très longtemps. Dans ce dialogue si bien nommé on voit Lelius donnant une image idéalisée de son ami Scipion devant son inestimable perte, une image valorisant ses liens familiaux étroits, sa carrière comme ses exploits, sa bonté et son esprit de justice. Une intimité affective existait véritablement entre ces amis, dépeinte d'ailleurs dès le début de "La République", dans laquelle la vérité est présentée comme le fondement même de l'amitié. La veritas mais aussi l'utilitas et la fides. Ainsi, à la pensée de Cicéron -d'orientation platonico-aristotélicienne grecque- se joignent des notions stoïciennes, lesquelles sont en même temps familières à la morale de la tradition romaine. C'est une amitié enfin qui doit résister au temps, gare aux passions contraires à la raison, gare au mal. L'amitié ne peut se comprendre qu'entre hommes de bien, et ces hommes du cercle sont des hommes de bien. La voie proposée conduit à un idéal de bonheur, dont le fondement est la morale du "juste milieu" à trouver par la raison; et là on peut discerner à cette époque lointaine et précoce, l'origine de l'humanisme tel que la renaissance en verra l'éclosion quelque quinze siècles plus tard !
Ces hommes lettrés et amis sont les exemples vivants de la coexistence harmonieuse entre les modèles romains et grecs, ils sont bel et bien les artisans de l'Age d'Or de la République Romaine, des modèles enfin du "romain idéal". C'est du moins l'image que nous en a transmis Cicéron dans ses dialogues, un message optimiste, imprégné d'enthousiasme inspiré par cette Rome (encore) victorieuse, ainsi que par l'humanisme exaltant l'intérêt pour l'homme et la confiance en lui, surtout en sa nature, ce qui ouvrit des perspectives nouvelles à l'époque sombre des luttes civiles de la Rome de Cicéron qui suivit (Ier S. av J-C.), et qui s'épanouiront enfin au début de l'Empire.
(=> d'après "Le théâtre de Térence et l'image cicéronienne du Cercle de Scipion" Hélène Karamalengou in Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, Année 2001, Vol.60, n°4, pp 357-378).
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