JEANNE AMIEL ET LA DEFENSE DES DROITS D'AUTEUR DE BAUDELAIRE :
- Baudelaire subit durant sa vie la censure de certains de ses poèmes; la justice encore très liée à la religion catholique, défendant comme elle les bonnes mœurs, traquait tous les écrits qui étaient contraires à la morale chrétienne, surtout lorsque ces écrits parlaient de sexe, domaine de la vie qui ne pouvait se concevoir que lié à la procréation et certainement pas au plaisir, tant masculin que féminin. Enfin au moins officiellement car la dégradation des mœurs était une chose assez courante parmi les classes aisées, les bordels fleurissaient alors dans toutes les villes mais on y voyait là une sorte de nécessité publique, voire de service public !
Par contre, aller écrire sur le sexe, les pratiques sexuelles, glorifier les attributs divers et variés de l'un comme de l'autre et publier cela même par le truchement poétique, non, cela ne pouvait être admis surtout sous les régimes des derniers monarques français, de Louis XVIII à Napoléon III.
Toutefois un poète ne s'arrête pas à ces considérations; rien ne peut entraver son inspiration et l'on sait que Baudelaire fut très inspiré par ces sujets interdits. Les "Fleurs du Mal" contenaient des poèmes inadmissibles alors pour la morale bien-pensante et la justice fut saisie lors de leur première publication, en 1857. On est à ce moment-là, sous le régime très catholique de Napoléon III et l'institution judiciaire va faire son œuvre. Plusieurs poèmes du recueil vont être frappés d'interdit et leur auteur fera l'objet de condamnations pénales. Non seulement l'auteur mais aussi ceux qui auront édité et imprimé ces textes licencieux; ces derniers s'appelaient Eugène De Broise et Poulet-Malassis, Imprimeurs d'Alençon (cf "L'Archer" revue mensuelle, n°4, 5ème année, Avril 1934, Toulouse). Ce nom de Poulet-Malassis inspira à Baudelaire le surnom de "Coco mal perché", sorte de traduction plaisante qui montre la proximité qu'il y eut entre ces protagonistes de l'affaire. Eugène de Broise sera à nouveau condamné en 1859 à 2 mois de prison pour n'avoir pas pu payer les 100 fr d'amende de la condamnation précédente.
- Le temps passe, Poulet-Malassis parviendra à publier une édition complète des "Fleurs du Mal" en Belgique, en 1866, une édition qui comportera donc les six poèmes interdits en France. Puis, bien plus tard, il se trouve que Renaut de Broise, fils de Eugène va racheter les parts des autres associés de l'Imprimerie Alençonnaise (nom de l'imprimerie associant Poulet-Malassis, De Broise et un 3ème nommé Georges Supot) et avec ce rachat Renaut de Broise se retrouvera aussi seul propriétaire des droits d'édition de Baudelaire, on est alors au début du XXème S. Achevons de poser le cadre avec Jeanne Amiel, déjà vue lorsque je parle de Louis Amiel, historien et journaliste, collaborateur de Guizot pour son Histoire de France, auteur de nouvelles, natif de Quillan (11); il s'agit de sa petite-fille comme je le précise plus loin.
Jeanne Amiel femme de lettres deviendra l'épouse de Renaut de Broise, et selon les termes du testament qu'il fit, son épouse héritera de l'ensemble de ses biens, notamment donc de ces fameux droits d'édition des "Fleurs du Mal".
- Le temps passe disais-je, il passe aussi pour la justice dont les règles évoluent avec les changements de régime et celui des mœurs. On est enfin en république depuis 1871, la religion est séparée de l'état en 1905 et 1907, non sans mal, la première guerre mondiale passe elle aussi, la vie quotidienne commence à se déchristianiser et l'on ne voit plus pourquoi des œuvres littéraires continuent à subir les foudres de lois désormais désuètes. Au milieu des années 1920, Mme Veuve Jeanne Amiel, avec le soutien de la Société des gens de Lettres, va commencer à mener un véritable combat contre les institutions pour faire reconnaître ses droits concernant l'édition complète des œuvres de celui que l'on considère désormais comme un très grand poète français, et avec le soutien d'un parlementaire elle parviendra rapidement à l'annulation de la censure d'édition par l'adoption d'une loi à ce sujet; restait la restauration de l'honneur des condamnés, auteur et éditeurs et là ce sera plus long. Les revues littéraires parlent du combat juridique de cette femme: On va même un peu loin; par exemple on écrit que Jeanne Amiel serait la petite-nièce du poète, l'assimilation familiale de l'auteur avec l'un de ses éditeurs n'étant que pure invention d'un journaliste confondant allègrement succession de droits d'éditeur et succession de droits d'auteur. (article signé Albert Valentin in "Le surréalisme au service de la révolution" n°1 de Juillet 1930; repris de "L'Intransigeant" du 2 Mai 1930). Il est plus exact de dire que Jeanne Amiel fut la petite-fille par alliance d'un des éditeurs de Baudelaire; c'est ce qu'indique par exemple le texte d'un article de vente aux enchères (une 'bourse en tricot' ayant appartenu à Baudelaire vendue par la Maison Alde le 8 juin 2009, article n°107, salle Rossini, Paris). Pour ce qui concerne son patronyme de naissance, Amiel, celui-ci lui vient bien de son grand-père Louis Amiel le quillanais dont j'ai parlé abondamment page XIXème S. : les archives départementales de l'Aude conservent un fonds conséquent de documents sur Louis et une étude manuscrite de Jeanne sur lui (don Vals 1955). Mme Jeanne Amiel elle-même dans un article du Mercure de France daté du 15 Décembre 1933 indique son statut : "Par alliance, petite-nièce de Poulet-Malassis et petite-fille d'Eugène de Broise car la sœur de Poulet-Malassis avait épousé de Broise, seule descendante du drame de trois existences (Poulet-Malassis fut aussi inquiété); et elle poursuit j'ai tenu pour un devoir impérieux de me consacrer à la réhabilitation des trois condamnés du procès dit des Fleurs du Mal et de faire rendre "l'honneur" à Baudelaire, déjà absous devant le Tribunal des Lettres, et à ses deux amis, Poulet-Malassis et Eugène De Broise, inséparables dans la gloire comme ils le furent au banc d'infâmie. La Bibliothèque Historique de la ville de Paris conserve également des papiers de Jeanne Renaut de Broise et de son grand-père paternel Louis Amiel.
- Il lui faudra attendre une loi promulguée seulement en 1949, soit près d'un siècle après l'interdit, pour que soit enfin permis ce genre de réhabilitation morale, pour qu'enfin le grand homme retrouve son honneur et avec lui ses éditeurs, grâce à l'opiniâtreté de la Société Baudelaire jointe à celle non moindre de cette femme remarquable, Jeanne Amiel, bien vieille alors, elle était née en 1869, un femme qui put enfin marcher au nom des siens, la tête haute avec la satisfaction d'avoir racheté leur mémoire. Auparavant elle aura eu à coeur, dès que ce fut possible, de réclamer les fameux droits d'édition de cette œuvre qui pourra être éditée dans son intégralité dans les années 1930, après une décision de la Cour de Cassation, conséquence de son 1er combat pour l'édition, décision qui dit que ces poèmes incriminés jusque-là "ne renferment aucun terme obscène ou même grossier", la morale ayant grandement évolué, et aussi parce qu'il se trouvait alors des ouvrages bien plus audacieux mais d'une valeur littéraire moindre qui pourtant ne furent pas poursuivis. En 1929 Louis Barthou alors Ministre de la Justice avait fait voter une loi en ce sens autorisant la publication des œuvres légitimées par l'opinion publique comme étant d'un haut et durable mérite, une loi qui légitimait enfin publiquement la valeur et des œuvres et conséquemment de leurs auteurs, une loi qui reçut l'appui des milieux culturels du monde entier. Grâce à cette longue affaire, l'auteur Baudelaire, puis son œuvre interdite et ses imprimeurs ayant-droits, l'honneur de ces hommes, sont enfin et définitivement réhabilités même si cela est bien tardif; pour le bien des Lettres Françaises comme pour le bien de la France qui peut s'enorgueillir d'avoir reconnu un tel poète dans toute son oeuvre, essentielle pour nos lettres et notre histoire comme d'avoir pris les mesures juridiques adéquates sur ce sujet de la création littéraire.
- Madame Jeanne Amiel, veuve De Broise fut élevée au grade de Chevalier de la Légion d'Honneur en récompense de son combat pour nos lettres, la liberté de leurs éditeurs comme la liberté de leurs auteurs, en 1958, dans ses 90 printemps.
NB : Quelques mots sur Louis Barthou le ministre de la Justice grâce à qui put être votée la loi de réhabilitation d'œuvres de l'esprit : Il fut un des politiques les plus importants de la IIIème République, déjà ministre à 23 ans, il devint Garde des Sceaux et même Président du Conseil en 1913. Après le 1er conflit mondial il sera à nouveau ministre plusieurs fois dont à nouveau Ministre de la Justice. La loi de réhabilitation qui est votée sur sa proposition lui fut inspirée sur l'instigation de Jeanne Amiel comme on l'a dit mais fruit du hasard ou pas, il se trouve que Mr Barthou avait épousé en 1896 une demoiselle Alice Mayeur qui était, tenez-vous bien, la petite-fille d'un autre Amiel que nous avons croisé, Mr Emile Amiel, le professeur des universités et conseiller général de la Côte d'Or, époux d'Alice Amiel, marraine de Louis Pasteur et avec qui Sully-Prud'homme correspondit, par leur fille Marguerite ! (cf. ces relations page XIXème). Alice Mayeur-Barthou sera une personnalité importante de la vie parisienne de la Belle Epoque. En 1914 infirmière major volontaire elle sera chargée de plusieurs missions humanitaires à Paris et son action lui vaudra la Légion d'Honneur qu'elle refusera. Louis Barthou sera assassiné lors de l'attentat qui fut commis sur le roi Alexandre Ier de Yougoslavie auprès de qui il se tenait lors de sa visite en France, en 1934.
Je vous invite vivement à lire la plaidoirie de Maurice Garçon qui s'opposa à la demande de Jeanne Amiel veuve Renault, qui sollicitait le paiement des droits d'auteur de Baudelaire au sujet des poèmes condamnés en 1857.
D'une part, de Broise n'a jamais été un ami de Baudelaire. Pire, il a accusé Poulet-Malassis d'octroyer des avances trop importantes au poète. Ce comportement lui vaudra d'ailleurs une lettre de ce dernier qui ne laisse aucun doute sur l'animosité existant entre les deux hommes.
D'ailleurs de Broise, lassé d'être condamné en raison de l'amour de Poulet-Malassis pour les Lettres, quittera l'entreprise commune et gardera l'imprimerie à Alençon.
D'autre part, au terme du procès évoqué plus haut, Jeanne Amiel s'est vue debouter de sa demande par tribunal de première instance, décision confirmée en appel.
Il est donc stupéfiant de présenter Jeanne Amiel veuve Renault comme une défenseure des lettres, elle qui souhaitait seulement obtenir des droits dont elle se prétendait indûment créancière.
Bien à vous,
Anthony Maurin-Gomis